La logique du vivant

Même si la logique du vivant est complexe, difficile à appréhender, et souvent indésirable, elle offre un fil conducteur qui permet de relier des éléments apparemment distincts : compostage et jardins partagés, humusation des morts, animaux d’élevage et de compagnie, valorisation du capital, travail salarié, zoonoses, compétition, borderlines, accueil des réfugiés et des SDF, néochamanisme, groupes de marcheurs, permaculture, ZAD et squats.

Plantes, animaux, humains…

Qu’est-ce que la vie ? C’est ce qui nous est donné à la naissance, et qui nous est repris – ou que nous laissons – lors de notre mort. Mais entre l’alpha et l’oméga, entre ces deux temps où nous sommes témoins de la vie, qu’est-ce que la vie ? Le mouvement des êtres vivants ? Des codes génétiques reproduits et transmis ? Une bactérie ? Une cellule ? Des êtres pluricellulaires ? Un virus est-il vivant ? Non, il est inanimé. Et pourtant, il fait partie du vivant, puisqu’il est répliqué par des êtres vivants. Alors qu’est-ce que le vivant ? Voilà une question à laquelle il est bien difficile de répondre.

Sans être biologiste, même si nous peinons à le définir, nous pouvons constater que le vivant possède une logique intrinsèque. Chaque être vivant maintient un équilibre, un équilibre entre différentes forces, une « homéostasie ». Ainsi, la mort peut être vue comme la rupture de cette équilibre. Les plantes cherchent à conquérir un territoire et à se reproduire. Elles développent des stratégies basées sur la compétition, mais aussi sur la spécialisation et la coopération. Elles utilisent les animaux et les humains pour se propager. Le blé et le riz ont profondément influencé notre nourriture dans le but de conquérir la planète[1]. Un autre exemple, le gui, dont les graines sont digérées par les oiseaux et lâchées sur les branches des arbres. Les animaux se nourrissent des plantes, ils se soignent ou se droguent avec certaines plantes, ils se mangent entre eux, et nous servent de nourriture. Et nous, humains, mangeons tout le reste. En ce sens, pouvons-nous blâmer les chinois qui ont pour principe de manger tout ce qui bouge (chiens, chats, serpents, lézards, insectes…) ? Mais cet ordre du monde est-il définitif ? Le statut des animaux est-il figé en « potentielle alimentation humaine » ou « produit transformable par l’industrie alimentaire » ? Les animaux ne pourraient-ils pas vivre pour eux-mêmes, et être, comme nous, témoins de la beauté du monde ?

Une logique dont nous sommes ignorants

Le vivant est complexe, et sa logique nous échappe… elle nous désintéresse. Et si nous questionnons le vivant, il ne nous répond pas. Le vivant est muet. Sa façon de communiquer est subtile et nous échappe encore. Pour préserver les salades du potager, nous préférons tuer les limaces en « mettant du produit » (en faisant appel à l’industrie chimique), et tuer indirectement les hérissons… plutôt que de favoriser le hérisson, prédateur naturel des limaces, en lui préparant un abri sous forme d’un simple tas de feuilles.

La logique du vivant entretient des cycles invisibles : eau, oxygène, carbone, azote. Composter nos déchets végétaux… donner les restes au chien ou au cochon… participe au cycle de l’azote. Composter nos morts dans une forêt – cette pratique innovante de l’humusation[2] – participe au cycle du carbone. Maintenir des mares et des étangs participe à l’entretien des insectes, des rongeurs, des oiseaux. Entretenir des haies d’arbrisseaux participe au cycle du carbone et de l’oxygène. Ceux qui ont observé un composteur ont perçu la nécessité de maintenir un équilibre entre humidité, azote, carbone, et oxygène. Trop de déchets « verts » riches en azote génère une fermentation putride, et l’humidité est favorable aux moucherons. Il faut donc compléter par un apport « brun » en carbone : feuilles mortes, tontes, copeaux de bois, litière de rongeur, brindilles… Un excès de sécheresse est défavorable aux lombrics, et à nouveau favorable aux moucherons… indésirables. Il faut donc mouiller le tas de compost par quelques seaux d’eau, ou en le laissant accessible à la pluie. Les fourmis, cloportes, insectes, rongeurs… créent des galeries, brassent le contenu, et participent à l’aération du compost… le cycle de l’oxygène.

La logique du vivant entretient des animaux invisibles. La microfaune invisible[3] – située sur une bande restreinte de 15 cm à la surface des terres – fait son travail de digestion, de transformation. Cette microfaune est présente dans les terres sauvages, et les terres cultivées sans produits chimiques. Elle est absente dans les terres cultivées selon les normes industrielles (engrais, pesticides, fongicides). Les millions de bactéries contenues dans un lombric (ou dans notre tube digestif) participent aussi à cette digestion. De même qu’au fond des mers, les carcasses de baleines sont digérées lentement par des micro-organismes, fondant littéralement pendant plusieurs décennies, comme l’épave du Titanic.

Une logique que nous avons quittée

Pendant des millénaires, nous avons vécu en harmonie avec les cycles invisibles de la vie, sans chercher à les comprendre. Ils étaient pour nous comme des mystères, et nous les respections. Nous les appelions Waconda, Gaïa, Brahma, le principe créateur à l’origine de la vie. Les forêts étaient peuplées d’esprits, bienveillants ou maléfiques, et le chaman organisait un rituel afin de prendre des nouvelles des ancêtres, et d’écouter leurs conseils.

Puis est venue une rupture, où nous avons considéré que nous n’étions plus une espèce parmi d’autres. La pensée et le langage nous conférait le titre de « maitres du vivant ». L’agriculture et les premières cités nous ont motivé dans ce sens de la « maitrise du vivant ». Et cela ne fut pas sans conséquences. Nous, humains, sommes à l’origine de la disparition d’une quantité innombrable de plantes et d’animaux, depuis des milliers d’années. Nous avons sélectionné les plantes, en préférant des hybrides, des plantes décoratives de jardin, ou des monocultures aux effets désastreux (blé et soja OGM, huile de palme…). Nous assistons tout juste au retour des variétés anciennes et régionales, rustiques, robustes et gouteuses. Nous menaçons toujours les animaux sauvages, parqués dans des réserves, et dont nous entamons constamment les biotopes. Nous-mêmes détruisons notre propre biotope en étendant toujours nos villes et nos infrastructures[4]. Nous entretenons trop d’animaux d’élevage, et pour notre loisir – ou pour combler notre mal-être – nous entretenons et nourrissons trop d’animaux domestiques, qui ont un effet désastreux sur la faune sauvage de nos campagnes, un effet… invisible.

La logique du vivant nous déplait. Il n’y a rien de plus dégoutant qu’un vers de terre, une araignée, ou des algues au fond d’un ruisseau. Nous préférons une pelouse « bien propre » à un terrain vague. Nous préférons une piscine bleue et limpide… à un étang boueux et trouble. Face à nos attaques incessantes, le vivant ne peut pas se défendre. Le vivant est muet. Il n’a aucun avocat pour venir à la barre. Quelques écologistes tentent de parler, mais nous les ridiculisons sans tarder, pour les contraindre au silence, parce que ce qu’ils ont à dire est trop sombre, trop en rupture avec nos repères culturels. En finir avec la production industrielle serait une bonne chose. Ne plus faire d’enfants également…

Aujourd’hui, nous « comprenons » les cycles du vivant, mais nous ne les respectons plus. Nous les « comprenons », c’est-à-dire que la science est capable de les expliquer. Mais le quidam est toujours aussi ignorant, et incapable de les comprendre. Mon voisin d’immeuble, qui trouve le composteur répugnant, préfère aller acheter du compost dans une jardinerie située à 15 minutes du centre-ville (en voiture). Nous n’enseignons pas ces cycles aux enfants, ou d’une façon qui reste trop théorique. Peu d’enfants ont déjà joué avec le contenu d’un composteur, laissant les lombrics se contorsionner dans leurs mains, et y déposer quelques miettes de terreau.

Une logique contraire à la logique du capital

Et comble de malchance, la logique du vivant est contraire à la logique du capital, ce principe que nous avons placé au centre de nos sociétés depuis quelques siècles. Bien souvent, le vivant est gratuit et n’a aucune valeur. Même si le vivant peut contribuer à une économie, sa valeur reste faible. L’agriculture n’est pas solvable. Les politiciens français l’ont compris bien avant 1940 et la « révolution agricole » (qui fut plutôt une « révolution chimique »). Seul le travail des esclaves peut permettre de générer de la valeur, par le fait que le travail fourni n’est pas rémunéré, et que le produit résultant vendu à un acheteur permet à celui-ci l’économie du travail fourni. Ce qui a de la valeur, c’est le temps de travail. La logique du capital qui consiste à valoriser la valeur, c’est-à-dire à rétribuer l’investissement, n’a que faire de l’usage de l’argent investi. Le capital méprise la production de biens ou de services. Le capital se moque bien de savoir si un produit répond à un réel besoin. Et il se moque bien de savoir si ce besoin est un besoin humain. Le capital ignore la production, il ignore les besoins, il ignore les humains, il ignore le vivant.

Pour le capital, il est préférable de continuer à nourrir les chats avec des croquettes, et laisser nos amis félins exterminer toute la faune sauvage à des centaines de mètres alentour (mulots, souris, lézards, grenouilles, oisillons). Il est préférable de continuer les déforestations, de remplacer les forêts primaires par des palmiers, d’en chasser les habitants (singes, pangolins, chauve-souris…), de favoriser le contact entre ces animaux sauvages et les animaux d’élevage ou les humains, de transmettre des virus qui passent la barrière des espèces (zoonoses), qui mettent à plat les humains et l’économie mondiale, mais permettent de produire et vendre des quantités incroyables de masques chirurgicaux et de doses de vaccins.

Nous humains ne respectons plus les cycles du vivant. Nous avons rompu ces cycles. Nous avons chassé et exterminé les derniers nomades, qui vivaient dans les plaines des continents américain ou australien, et respectaient encore ces cycles. Nous avons créé des matériaux impossibles à recycler (plastiques, PCB, matières nucléaires). Nous avons rompu les équilibres invisibles par l’extraction de matières premières et d’énergie. Nous pensons pouvoir recycler ce que nous avons extrait, mais le recyclage industriel est un non-sens, une idée naïve.

Valoriser la valeur a déteint sur nos vies

La logique du capital – valoriser la valeur – s’est étendue à tous les domaines de la vie terrestre. Il va sans dire que cette logique est mortifère. Il est préférable d’utiliser les médias de masse pour répandre la peur et la discorde, que pour informer et faire réfléchir. Il est préférable de rendre les gens obèses par de la « junk food », pour pouvoir leur vendre ensuite des solutions amaigrissantes qui ne marchent pas à long terme. Pour le capital, le temps… c’est de l’argent : il faut gagner du temps, ne pas perdre son temps, être toujours efficace… au travail, comme en famille, ou en couple. Le temps investi doit permettre un retour sur investissement. Faire des études doit permettre de trouver un job bien payé. Séduire une femme doit permettre de la mettre dans son lit. Réseauter avec des « amis » doit permettre de faire des affaires. Pour le capital, les plantes deviennent des ressources qu’il faut cultiver et exploiter, pour s’alimenter, pour se divertir (tabacs, alcools), ou pour se soigner. De même, les animaux sont bons à être mangés, à nous divertir, ou à nous soigner (un chien est un bon antidépresseur). Et chez nous humains, tout doit être valorisé : le temps, la compétence, la pensée. La vie elle-même doit avoir une valeur. Elle doit être « bien remplie » et durer le plus longtemps possible. La durée de vie doit être allongée indéfiniment, sans savoir dans quelles conditions (personne ne songe à passer ses dix dernières années alité et à demi-conscient). Le mariage, la naissance et la mort doivent être l’occasion de dépenses fastueuses : fête princière, chambre d’enfant, cercueil ou incinération. Et face à la logique du capital, chaque individu se heurte immanquablement aux mêmes écueils : la vie ne trouve son sens que dans les résultats chiffrés (combien de pas as-tu parcouru aujourd’hui grâce à ta montre intelligente ?), et les compétences monnayables sur le marché du travail (il vaut mieux être trader à la bourse de New-York qu’agent d’entretien responsable de l’évacuation des eaux usées à Calcutta). Le travail non rémunéré n’a aucune valeur. Les gens sans travail n’ont pas de valeur. Et inversement, tout ce qui peut donner du sens à une vie – la vie sociale, les temps passés à jouer et à rire, la transmission de savoir-faire, les temps « morts », la rêverie, le questionnement philosophique, la quête spirituelle, l’observation de la nature, etc. – se retrouve invalidé, et évacué de nos vies, rendu indisponible, ou prétexte à de nouveaux services payants.

La compétition génère des souffrances psychiques

À leur tour, les compétences acquises sont l’occasion d’une mise en compétition, une concurrence des individus calquée sur la concurrence des entreprises, et c’est l’occasion de bien des souffrances psychiques. Sommeil perturbé, stress, angoisse, dépression, burn-out. Dans cette logique de valorisation individuelle par les compétences, les enfants apprennent à se comparer en permanence, à tout évaluer, à chercher à atteindre des normes inaccessibles, à repousser toujours les limites de la performance. Même si, aux yeux des autres, ils réussissent de façon exemplaire, ils se vivent comme étant en échec permanent, ils se dévalorisent, sont incapables de s’attribuer les compliments de leur entourage, et finissent par devenir des adultes angoissés ou déprimés, agressifs ou manipulateurs. À son tour, la logique du capital apprécie de tels individus, capables de servir ses seuls intérêts, car ayant peu de considération pour l’humain. La logique du capital, et son illimitation[5], génère les « états-limites » : des personnalités troublées, qui manquent de limites : borderline, narcissiques et pervers. Elle génère aussi des troubles diffus – troubles du spectre autistique, hypersensibilité, hyperesthésie, neuro-atypie, douance… – qui s’accompagnent de symptômes communs : peur de l’autre, difficultés à communiquer, isolement social ou agoraphobie, mais aussi perméabilité aux autres, influence et incapacité à se défendre, incapacité à utiliser son agressivité naturelle, maltraitance et abus (physique, sexuel, émotionnel ou psychique).

La logique du vivant n’est pas toujours désirable

Si la logique du vivant va dans le sens de la vie, elle n’en est pas forcément désirable. Pour mon voisin d’immeuble, le composteur n’était pas désiré. Pris un jour d’un accès de folie, il a même cherché à en jeter le contenu à la poubelle. Ce même composteur est devenu tout à fait désirable pour une nouvelle génération de trentenaires bourgeois-bohèmes. Mais pour quelles raisons ? Pour réduire la masse des déchets ? Réduire son empreinte écologique et « faire un geste pour l’environnement » ? Pour suivre le mouvement et faire comme les autres ? Pour se valoriser en tant qu’être vertueux, lorsque l’écologie est devenue une nouvelle religion, puisant dans les racines du christianisme ? Combien d’entre nous ont compris qu’il s’agissait de la logique du vivant ? Si nous voulions aller plus loin, il s’agissait d’utiliser le compost récolté pour ensemencer des plantes. Ainsi les jardins partagés sont devenus désirables auprès de la même population de bobos, et ont fleuri un peu partout dans les grandes villes, bien souvent à la place de parkings désaffectés. Certains d’entre nous se sont essayés aux animaux de basse-cour – poules pondeuses ou lapins en pleine ville – bravant ainsi les repères culturels. Dans les campagnes, certains d’entre nous ont remis au goût du jour la traction animale, en faisant appel aux chevaux ou aux ânes.

Et puis un jour, dans notre immeuble, nous avons trouvé un couple de jeunes gens dormant dans l’ancienne loge du gardien, transformée en local poubelle, et dont les poubelles avaient été retirées pour travaux… Que faire de ces « Sans Domicile Fixe » ? Parlaient-ils français ? Allaient-ils rester là longtemps ? Étaient-ils sales, voleurs, dangereux ? Pour la majorité d’entre nous, ils n’étaient pas désirables, et pourtant, leur présence découlait de cette même logique du vivant. Il s’agissait d’humains, au même titre que les locataires et propriétaires de l’immeuble, et nous devions les aider à mener une vie décente. Combien de bobos trentenaires peuvent encore suivre ce raisonnement ? Il en laissera un bon nombre en route. La logique du vivant nous pousserait à mettre à disposition l’ancienne loge du gardien comme lieu d’accueil et d’hébergement gratuit. Ce lieu pourrait être équipé d’une petite cuisine par exemple. Cette logique nous amène à prendre des contacts dans d’autres lieux d’accueil du quartier, d’autres « espaces libérés », libérés de la logique du capital : des squats autogérés, des associations d’hébergement et de réinsertion. Les décennies qui se profilent génèreront certainement un grand nombre de réfugiés climatiques, dans la foulée de ceux que nous avons déjà accueillis (Ukrainiens, Libyens, Syriens…). La logique du vivant nous invite à nous préparer à les accueillir, et à leur faire une place : les héberger, les nourrir, leur permettre de travailler et de retrouver leur autonomie. Mais encore faut-il faire le travail nécessaire de changement des repères culturels. Rendre acceptable ce qui est aujourd’hui indésirable, sortir de la paranoïa, sortir de la pensée apocalyptique issue de l’Ancien testament, sortir de la collapsologie (la secte du gourou christique Pablo Servigne), et sortir du délire transhumaniste (la secte du gourou Elon Musk).

Enseigner la nature

J’en arrive maintenant à mon dernier sujet : la nécessité d’enseigner la nature. Si la logique du vivant n’est pas toujours désirable, il faut pouvoir retrouver du désir dans toutes les manifestations du vivant. À commencer par l’enseignement. Pendant des décennies, nous avons valorisé la figure de l’ingénieur, les études après le bac, et des matières très abstraites (math, physique, chimie) qui ont permis de maitriser la nature, et en fin de compte de la détruire. Même si nous aurons encore besoin de ce type de profil, notamment pour démanteler les centrales nucléaires, cette formation trouvera moins de débouchés dans une société ou la production industrielle va probablement réduire de moitié.

L’enseignement secondaire consiste encore à enseigner la maitrise de la nature, tout en nous maintenant ignorant du vivant. Seuls quelques relais à l’extérieur de l’école permettent aux petits citadins d’être en contact avec les plantes, les arbres et les animaux sauvages. J’ai vu quelques carrés potagers apparaitre dans les cours d’école, mais c’est insuffisant. Qui est capable de nommer la plante médicinale qui pousse en abondance en avril au pied des arbres de l’avenue Berthelot, proche de chez nous ? Qui peut me dire qu’il s’agit de la bourse à pasteur, et qu’elle arrête les saignements, par application d’un cataplasme obtenu en broyant grossièrement dans ses mains les sommités fleuries ? L’apprentissage des arts ménagers est également laissé de côté. Et pourtant, nous mesurons combien il est important de savoir cuisiner par soi-même, ou avoir plaisir à tenir sa maisonnée. L’apprentissage des beaux-arts est oublié. Combien d’adultes savent chanter sans rougir ? Combien savent jouer d’un instrument et improviser en groupe ? Combien savent dessiner, peindre, mouler ou sculpter ?

Il est donc souhaitable de renoncer à maitriser la nature, et d’adapter l’enseignement en conséquence. Il est également souhaitable d’enseigner la nature plutôt que la maitrise. Enseigner l’agrobiologie, l’alimentation, la santé, l’habitation, le bricolage, la réparation de l’électro-ménager…

Entrecroiser nature et culture

Entrecroiser nature et culture est une idée suggérée par Marc Weinstein dans son « Abécédaire de la vie bonne » pour « Survivre en temps de bêtise ». Celui-ci observe que les sociétés d’avant le capital pratiquaient une sorte d’écologie spontanée, qui se traduisait par deux mouvements. La société était pleine de symboles animaux ou végétaux, une culture qui témoignaient de sa « naturalité » créatrice. Et la nature était animée, pleine d’esprits et de dieux, elle possédait une « socialité », une culture. Ainsi les motifs floraux qui ornaient les bâtiments du XIXe siècle, et qui ont disparu au XXe, réapparaissent en ce début du XXIe siècle. Ils réapparaissent sur nos meubles et nos objets usuels. Mais qu’en est-il de nos campagnes, transformées en déserts, ou seules quelques automobiles se hâtent entre deux ronds-points ? Comment repeupler nos campagnes, avec des humains qui se rencontrent vraiment, des animaux sauvages vivant décemment, des plantes poussant librement ? Comment ré-enchanter nos campagnes, et leur attribuer à nouveau des symboles… et des croyances ? Pouvons-nous mettre en commun une forme de néo-chamanisme, cette mise à jour du chamanisme ancien, qui fait appel à l’animisme et redonne toute son importance au corps, au mouvement, au groupe. Constituer des groupes de marcheurs nous permettrait de renouer avec le temps d’avant l’agriculture, le temps des chasseurs-cueilleurs, et pourrait être le support d’un rapport plus intime avec la nature.

L’avenir des borderlines : le scénario zadiste

Que faire maintenant que tout cela est énoncé ?

D’abord, envoyer paître la logique du capital. Renoncer à l’argent comme un but en soi ; l’argent n’est qu’un moyen, un moyen d’échange social. Disparaitre de Facebook et des applications de réseau prétendument sociales, qui n’offrent qu’une vie virtuelle, et aliènent les individus, en captant leur soif naturelle de narcissisme et de reconnaissance. Renoncer aux sites de rencontre, qui ne font qu’exploiter la misère affective et sexuelle. Faire un usage modéré des écrans. Se tenir hors de portée de la publicité et des médias mainstream. Se tenir informé par soi-même ou par son entourage. Apprendre à nos enfants à aller au-delà de leurs pulsions naturelles de possession et de domination.

Ensuite, commencer par ce que l’on sait faire, avec les gens qu’on a autour de soi. Accepter la difficulté et l’ingratitude de la tâche, mais sans pour autant s’épuiser en restant solitaire. Chercher des appuis, retrouver du collectif. Modifier son rapport aux collègues de travail, aux voisins ou aux copropriétaires. Insuffler des dynamiques, et déjouer les jeux pervers qui ont habituellement cours dans les groupes non électifs.

Enfin, et en toute logique, aller à la rencontre de lieux habités par des sujets désirants, qui partagent ce rejet de la logique du capital et s’inscrivent plus ou moins intuitivement dans la logique du vivant. Aller vers les groupes, et non les individus. Les groupes nous portent, ils nous proposent des aventures inattendues, là où les individus n’arrivent plus à incarner des idéaux défaillants. Il est possible de trouver notre intérêt dans les activités que les groupes proposent : agrobiologie ; cuisine appétissante, saine et végétarienne ; cueillette et culture de plantes médicinales, transformation en produits de soin ; gestion de la forêt, coupe du bois, ébénisterie ; construction de maisons en bois-paille-torchis ; fabrication d’éoliennes, de turbines, de capteur solaires ; réparation d’électro-ménager, construction d’automatismes à base d’Arduino, fabrication de pièces détachées par imprimante 3D…

La logique du vivant nous invite, tout en maintenant un niveau de sécurité satisfaisant, à accepter d’avoir à faire à des individus ou des situations peu désirables, accepter de dialoguer avec des individus ayant peu de compétences, renoncer à se comparer, accepter de s’engager dans des domaines hors de nos compétences habituelles, accepter la lenteur des groupes et l’inertie à la décision, accepter d’être moins efficace, s’ouvrir à l’intersubjectivité des groupes, se reposer parfois sur le groupe, se laisser flotter, accepter l’ivresse collective et les expériences irrationnelles.

Après les expériences mexicaine du Chiapas et de la commune d’Oaxaca, en France, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes[6] est un lieu emblématique qui a mis en échec la logique du capital. Même si elle ne parvient pas encore à faire société (il y manque des femmes, des vieux et des enfants), elle offre une possibilité de vie sociale à de nombreux exclus du Progrès, et ouvre un espace d’expérimentation qui porte en germe la société à venir, celle que nous appelons de nos vœux. La mise en réseau des jardins collectifs citadins, des squats, des ZAD… porte tous les espoirs d’une société « permacole », qui réussit à conjuguer l’écologie, l’expression et la créativité individuelle, une réelle vie sociale et collective (la vie bonne, la décence commune), et une économie localisée, qui met en défaut, jour après jour… la logique du capital.

 

Lyon, 1er mai 2021

Olivier Rouzet

 

[1] Yuval Noah Harari, Sapiens, une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, Paris, 2015.

[2] Sandrine Wilson et Bertrand Vanbelle, « Le juste retour à la Source, pour les Vivants après la mort ? », Kairos, avril-mai 2021.

[3] Claude et Lydia Bourguignon, Le sol, la terre et les champs – Pour retrouver une agriculture saine, Sang de la Terre, Paris, 2015.

[4] Guy McPherson, Walking Away from Empire, A personal journey, Woodthrush Productions, 2019.

[5] Kairos n° spécial 4, https://www.kairospresse.be/journal/special-4/

[6] Marc Weinstein, « La zad de Notre-Dame-des-Landes, un récit en action », Kairos, février-mars 2021.