La sensorialité est un autre concept clé du processus de transformation de la ville par la nature. Elle relève directement de la demande habitante contemporaine d’une nature sensible – ou sensorielle –, c’est-à-dire qui ne soit plus uniquement perçue par le seul sens de la vue, mais aussi le toucher, l’odorat, le goût et l’ouïe. Cette demande correspond à ce qu’il est possible désormais d’appeler « le passage du paysage au jardin ». Le paysage est une nature disposée pour être perçue à distance et, ceci expliquant cela, avec le seul sens de la vue. Il suppose un individu immobile, spectateur séparé de la nature. Il n’est nullement une donnée naturelle éternelle, mais une invention en lien avec une société, des institutions, des politiques, un état du développement technique et économique. Les historiens situent à l’aube de la Renaissance pour l’Europe l’invention sociale historique du paysage en résonnance, entre autres, avec l’invention de la perspective. Le paysage est le produit de sociétés où la mobilité des personnes est limitée, techniquement peu développée, socialement un privilège et économiquement non encore indispensable à la production de richesses et à la consommation. Le paysage est également le produit de sociétés où la nature est tenue pour suspecte et maintenue hors les villes, car peuplée tant de démons imaginaires que de brigands bien réels. L’invention du paysage est en corrélation avec une nature que l’on ne pratique pas, que l’on ne pénètre pas. Le jardin, à l’inverse du paysage, est une nature disposée non pas pour le seul sens de la vue, mais pour être pratiquée et vécue, d’une part, avec tous les sens du corps, d’autre part, le plus souvent possible. Le jardin est fait surtout pour être humé, touché, foulé, senti, ressenti, écouté, goûté chaque jour qui passe.
Le passage du paysage au jardin que promeut la demande sociale de nature sensible est aussi la traduction d’une appréhension historique et culturelle de la nature. Pour avoir lieu ou espérer avoir lieu, l’expérience sensorielle globale de la nature suppose un rapport à la nature fondé sur l’amour ou du moins le goût et non le rejet, sur l’accès libre et démocratique, et non limité et réservé à une minorité du haut de l’échelle sociale, mais aussi sur l’hédonisme (l’attention croissante accordée aux plaisirs du corps) et l’individualisme ou épreuve du monde par soi et pour soi. Tout autant, elle nécessite du temps libre, des activités de loisirs, ainsi qu’une mobilité habitante aisée. Or, toutes ces conditions préalables à la possibilité d’une pratique sensible de la nature comptent précisément au nombre des caractéristiques essentielles des modes de vie spécifiques à nos sociétés contemporaines.
Extrait de la revue M3
http://www.millenaire3.com/uploads/tx_revuem3/M3_n2_Web_01.pdf