Autorité et séduction

Un constat de société

Nous sommes nombreux à faire le constat aujourd’hui d’un manque d’autorité parentale, ayant assisté à une scène désolante, hélas répétitive, celle d’un petit garçon ou d’une petite fille qui insulte impunément sa mère ou son père, ou qui le manipule en obtenant jouets, faveurs, récompenses.

Nous faisons également le constat d’un excès de séduction, lisible à travers le matraquage publicitaire, et le comportement des petites filles, qui souhaiteraient déjà être des femmes, à peine passé leur puberté. Elles affichent parfois des plastiques de jeunes femmes convaincantes, mais révèlent des comportements et des raisonnements infantiles qui risquent de les mettre en danger.

Lorsque l’autorité manque et que la séduction est en excès, la perversion devient l’unique choix familial, avec son cortège de transgressions et de malheurs : non-dits, inceste, violence, alcool, obésité et somatisations de toutes sortes – crise cardiaque, cancer, diabète… – et le cortège des désordres psychocorporels : anorexie/boulimie, drogue, stress, anxiété, dépression…

« L’enfant roi » est devenu une catégorie marketing, et les publicitaires ont bien compris l’intérêt qu’ils pouvaient retirer à profiter de la faiblesse des parents, voire à l’entretenir sciemment, ou à utiliser l’enfant comme un prescripteur. L’enfant devenu roi détrône le roi et la reine (ses parents), et règne en tyran dans la famille et à l’école. Il ne pourra pas devenir prince ou princesse (pour former un couple), et aura toutes difficultés pour devenir à son tour roi ou reine (père ou mère).

N’ayant pas connu de limites, par l’autorité parentale, sa volonté d’expansion est infinie, et se heurtera vite à la Loi, qu’il tentera de contourner plus ou moins habilement. Son avenir est celui : d’un délinquant (personnalité asociale) ; d’une personnalité impulsive et instable, malheureuse et isolée (borderline) ; d’un manipulateur talentueux, faisant une belle carrière mais détruisant son entourage (narcissique ou pervers narcissique).

 

Quel lien y a-t-il entre ces deux thèmes ?

L’autorité et la séduction sont deux qualités ou types de rapport au monde, très souvent en question en psychothérapie.

Souvent, il y a déséquilibre, chez l’homme ou chez la femme, avec une inclination vers l’un ou vers l’autre : excès d’autorité et manque d’habilité relationnelle, personnalité séduisante dépourvue d’autorité parentale ou professionnelle.

Idéalement, un individu « accompli et épanoui » possède ces deux qualités et en fait un usage modéré. Son autorité et sa séduction lui permettent d’influencer un interlocuteur avec respect et bienveillance, de le motiver et obtenir son adhésion dans le sens d’un comportement ou d’un projet. Elles permettent de renforcer la relation. Concrètement, l’autorité et la séduction facilitent l’éducation des enfants, ou la bonne marche d’un service en entreprise ou dans une administration.

 

Comment se construisent ces deux qualités ?

Même si le nouveau né est la rencontre d’un père et d’une mère, même si les futurs parents ont eu neuf mois pour se préparer, et même s’il sort des entrailles de sa mère, celui-ci n’en demeure pas moins un étranger dans la famille, un être ayant déjà sa personnalité définie génétiquement, qui a besoin de séduire sa mère pour se faire adopter !

C’est sans doute pour cette raison que la réaction saine de l’entourage est celle des « gouzi-gouzi » attendris et des sourires un peu béats : nous accueillons ce petit être très vulnérable affectivement, pour l’aider à se construire progressivement, prendre confiance en lui, et s’affirmer. Claude Racamier évoque une « séduction narcissique réciproque des trois premiers mois indispensable au développement de l’enfant » : l’enfant séduit sa mère, et la mère séduit son enfant, pour apprendre à s’aimer mutuellement.

L’enfant doit traverser une étape de « castration » pour quitter sa « toute-puissance », à l’épreuve de la réalité et des limites, et atteindre un « narcissisme secondaire » (vers les 3 ans), dans lequel il développe son « idéal du Moi », il prend conscience à la fois de son incomplétude et de l’importance vitale d’être en relation avec les autres. Cette traversée saine lui apporte : estime de soi, assurance, autonomie, capacité d’entreprendre, et capacité d’investir en toute confiance de nouvelles relations.

 

Autorité et séduction : des valeurs sociales

Comment ces deux valeurs sont-elles portées dans votre famille ? Les hommes sont-ils « respectés et craints » ou « coureurs de jupons » ? Les femmes sont-elles des « femme-enfants » ou « portent-elles la culotte » ?

Comment ces valeurs cheminent et évoluent à travers la généalogie de votre famille ?

Nous pouvons également élargir notre questionnement aux aspects historiques et géographiques :
– comment l’autorité et la séduction, en tant que valeurs sociales, ont évolué en France entre l’avant et l’après mai ’68 ?
– comment ces deux valeurs sont-elles représentées dans des sociétés à orientation patriarcale ou matriarcale, dans des régions planétaires telles que : Europe du Nord, Méditerranée, Afrique Noire ?
– et bien-sûr, selon mon sujet de prédilection du moment, comment sont-elles portées dans une culture catholique, musulmane, juive, bouddhiste, athée, ou autre ?

Vive la liberté d’expression !
:O)

Lecture :
Jean-Pierre Lebrun : Les Couleurs de l’inceste. Se déprendre du maternel.

 

 

 

Deux formes de jeu : game et playing

Voici un extrait ci-dessous de La fabrique des imposteurs, de Roland Gori, p. 279 – 284.

Mon commentaire

Dans l’univers de mes patients revient souvent la tendance qu’ont les enfants et les adolescent.es à se replier sur des activités appauvrissantes, inquiétantes ou dangereuses :
– chez les filles : maquillage vulgaire, pauses lascives suggérant une sexualité débridée chez des fillettes de 10 ans, chant stéréotypé avec accent anglais « vu à la télé » ;
– chez les garçons : jeux vidéos ultra-violents avec scènes de meurtre, de torture, ou à caractère sexuel dégradant l’image de la femme.

Ces activités sont de l’ordre du game : compétition, solitude, stress.

Notre responsabilité de parent nous demande de limiter ces activités, d’en rappeler le caractère dangereux, d’en expliquer les conséquences nocives, même et surtout au risque de passer pour un réactionnaire parce que les parents du meilleur ami de mon fils ont baissé les bras et lui laissent tout faire.

Et au delà des interdictions, proposer des activités « de leur âge », qui sont plutôt de l’ordre du playing :
– créativité à la maison (pâtisserie, peinture, modelage, instrument de musique…) ;
– et en extérieur : jardinage, accrobranche, randonnées à pied ou à cheval, en forêt, en montagne, dans des territoires éventuellement un peu inquiétants ou dangereux, dont on aura calculé le risque au préalable.

L’adolescent est en pleine pensée magique, et il est en demande d’univers fantastique, qui peuvent être fournis dans la réalité : forêts, grottes & gouffres, menhir & dolmen, arbres et autres sites remarquables.

La lecture à haute voix, en famille, des grands classiques mythologiques (Ulysse et « L’Iliade et l’Odyssée », Arthur et « Les chevaliers de la table ronde », « Les contes des milles et une nuits », etc.) et les dessins animés visionnés tous ensemble (par exemple : « Frère des ours »,  « 1001 pattes », « Némo », « Rebelle », etc.) sont une alternative domestique. Prévoir un temps d’écoute et d’échange pour permettre l’assimilation et l’expression des émotions.

Comme Hannah Arendt l’a montré, la vie humaine aujourd’hui n’a plus que le travail pour s’exprimer ou le loisir pour s’occuper : « Le gouvernement au sens ancien a, à bien des égards, cédé la place à l’administration, et l’accroissement constant du loisir pour les masses est un fait dans les pays industrialisés 1.» L’artiste qui constitue, comme on l’a vu, le lieu social et politique d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde ne saurait, sauf à se désavouer, se réduire à un travailleur de la production culturelle. Il a au contraire pour fonction sociale et politique d’être le garant d’une pensée artiste, d’une forme épique de la vérité, quel que soit son art, potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom. Tel fut le défi relevé par Jacotot. Œuvre ou travail ? Passion primitive de l’inégalité ou reconnaissance du semblable? Tels sont les enjeux de notre futur pour que l’humanité puisse exister.

Pour répondre à une telle question il faut rappeler que pour le psychanalyste l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit. J’entends ici le jeu comme espace potentiel dans lequel Winnicott 2 localise l’expérience culturelle en tant que lieu où nous vivons vraiment, zone intermédiaire entre la réalité objective et la réalité subjective. Cet espace potentiel permet au sujet de se construire dans une pause des contraintes tant extérieures, qu’il doit sans cesse respecter pour ne pas devenir fou, que subjectives, en provenance des exigences pulsionnelles sans lesquelles il se couperait de son expérience corporelle. L’espace potentiel est le lieu où le sujet n’est pas contraint de choisir entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées, et le chaos des excitations de désir, informes, morcelées et morcelantes. Cet espace de l’illusion vraie, espace du jeu – playing – constitue le prototype de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée. Le jeu, le rêve ou la poésie en train de se faire, de s’inventer, constitue, comme nous l’avons vu, une thérapie en soi, grâce à laquelle nous entrons en relation avec le monde sans devoir nous couper de notre intimité corporelle et des fantasmes qui lui sont associés. C’est le lieu où à notre insu nous ne cessons de pratiquer des catachrèses, des transformations des formes imposées du monde pour les inventer, nous les approprier subjectivement, les affecter de cette touche personnelle dont sont dépourvues les productions factices et les adaptations automatiques conformes.

Si le monde environnant ne permet pas cette transformation qu’autorise l’illusion du rêve, de l’amour, de l’art et de la culture, alors le sujet lâche le playing au profit du game. Le game est un jeu organisé dans les règles formelles et précises, qui nécessite davantage des stratégies cognitives et des satisfactions haineuses que le playing. De la même manière qu’il faut à l’enfant un « environnement suffisamment bon », « une mère suffisamment bonne » qui tolère qu’en partie son monde soit celui des « doudous » et autres objets « transitionnels », le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes ». Ce qui ne veut pas dire bien entendu des sociétés dépourvues de cruautés, d’exigences, de contraintes et de violences de toutes sortes, mais simplement des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys et dont Winnicott 3 a remarquablement décrit les symptômes et les processus : « L’expression « défense maniaque » se propose de couvrir la capacité dont dispose une personne pour dénier l’angoisse dépressive inhérente au développement affectif, angoisse qui appartient à la capacité de ressentir la culpabilité, de reconnaître sa responsabilité pour les expériences instinctuelles, et pour l’agressivité dans le fantasme qui accompagne les expériences instinctuelles. » C’est, nous dit encore Winnicott, un mécanisme couramment utilisé pour ne s’intéresser qu’au bruit, à la lumière et à la fureur du monde extérieur, une fuite en avant frénétique dans des sentiments immédiats et superficiels consistant à dénier la réalité intérieure, le travail de deuil autour duquel le psychisme se fonde. Prosaïquement parlant, un tel mécanisme psychologique et social consiste à vivre au balcon pour ne pas voir ce qui se passe à l’intérieur.

Le game n’est pas la même chose que le playing, il est jeu mais jeu réglé, presque programmé par toutes sortes de contraintes et de stratégies dans lesquelles le sujet se débat pour en tirer le meilleur parti, s’affaire, parfois avec génie, pour réussir ses performances. Le game est l’introduction du monde de la guerre ou du champ de course dans l’espace du jeu, par l’exigence de compétition et de dépassement des performances. Il est plus proche d’un exercice virtuel que de l’expérience créatrice de l’art. Il devient le modèle de ces jeux de l’économie expérimentale qui organise l’art du gouvernement politique d’aujourd’hui, il appartient pleinement, dans sa nature et sa fonction, au domaine de la lutte, lutte contre soi, lutte contre l’autre, voire contre le hasard.

Ce qui ne veut pas dire bien évidemment que le game est à proscrire, puisque les deux formes du jeu se révèlent indispensables pour enrichir notre expérience du monde. Mais le game est également un jeu intéressé par ses résultats et peut-être est-ce ce qui explique en partie la place privilégiée qu’il occupe dans le monde contemporain.

Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire 4. Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant des valeurs psychiques du rêve. Mais à aucun moment, l’investissement paradoxal de ce qui est réalisé au cours du jeu ne doit être résolu, puisque c’est « pour rire et non pas pour de vrai ». Il ne faut surtout pas résoudre ce paradoxe dans lequel réalité et rêve sont en un temps confondus, sinon le jeu s’arrête, on tombe dans le monde pur du rêve ou dans celui de la réalité. C’est parfois ce qui se produit lorsqu’au cours du jeu les excitations sexuelles et agressives deviennent telles que le jeu s’arrête. Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. Le game permet également l’exploration du monde, il peut se rapprocher du playing, mais il demeure, comme le dit Winnicott « avec ce qu’il comporte d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu [playing] 2 ».

Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide, dont nous avons vu jusqu’où il pouvait aller, comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait. Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique de l’homme ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels comme cela l’a été ces dernières années.

1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 32.

2. Donald W. Winnicott, Jeu et Réalité. L’espace potentiel (1971), Paris, Gallimard, 1975.

3. Donald W. Winnicott, « La Défense maniaque » (1935), in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 15-32.

4. Cf. Roland Gori, Le Corps et le signe dans l’acte de parole, Paris, Dunod, 1978.

Le père, le langage et l’autorité

Voici des extraits du livre « L’homme sans gravité » (2002) de Charles Melman, psychanalyste lacanien, ayant trait aux questions de l’autorité, du rôle du père et du langage dans la construction de l’autorité chez un individu sain.

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P. 25-26

Nous sommes les seuls dans le règne animal dont la pos­sibilité de réalisation sexuelle est organisée par une dys­fonction, puisque le choix de l’objet est réglé non par une identification des traits caractéristiques du partenaire, par­tenaire de sexe opposé, ou des odeurs spécifiques, mais par la perte, le renoncement à l’objet aimé. Il faut cette dys­fonction pour que chez l’être parlant le sexuel puisse s’accomplir, il faut qu’il ait accès à un semblant, à un fac­similé.

Il faut ce type de dysfonctionnement – que nous ren­controns régulièrement dans toute approche de l’enfant -, ce type de malheur pour que le rapport du sujet au monde, à son désir, à son identité puisse se faire. On voit de quelle manière, évidemment, cette perte met en place une limite, et comment cette limite a la propriété d’entretenir le désir et la vitalité du sujet. Le père, contrairement à un abord simpliste de la situation œdipienne, n’est pas tant celui qui interdit que celui qui donne l’exemple du franchissement autorisé de la limite pour accomplir son désir, son désir sexuel. Tout le monde sait bien que l’accomplissement du désir sexuel a toujours cet aspect momentanément hors norme, quelque peu transgressif.

La fonction du père est donc bien de mettre l’impossible au service de la jouissance sexuelle… et on se demande par quelle aberration le père a pu se faire identifier comme l’interdicteur du désir alors qu’il en est d’abord le promoteur. Il faudrait, là-dessus, tourmenter un peu Freud !

Ce n’est pas moi qui viendrai vous rappeler le destin que connaît aujourd’hui la figure paternelle, la façon dont, de manière tout à fait surprenante tant elle est inscrite dans la mode, nous nous employons à venir la châtrer, comment elle est de plus en plus, ladite figure, interdite, malmenée, dévalorisée.

Je suis heureux qu’un projet de loi ait vu le jour pour permettre enfin en France aux pères de prendre un congé après la naissance de leur enfant. Mais cette nouvelle possibilité, paradoxalement, les astreint à ce qui sera encore une fonction de type maternel.

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P. 46

Le retour de l’autorité ?

J.-P. LEBRUN : Pensez-vous que toute cette évolution est paradoxalement une invitation au retour de la figure paternelle autoritaire ?

CH. MELMAN : Certainement. Ce genre de situation a toujours conduit à un retour de bâton, un retour de l’autorité, le plus souvent sous une forme despotique. Est-ce que ce sera encore le cas ? On peut le penser, car la situation actuelle n’est pas tenable. Et l’on peut craindre, comme une évolution naturelle, l’émergence de ce que j’appellerais un fascisme volontaire, non pas un fascisme imposé par quelque leader et quelque doctrine, mais une aspiration collective à l’établissement d’une autorité qui soulagerait de l’angoisse, qui viendrait enfin dire à nouveau ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas faire, ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, alors qu’aujourd’hui on est dans la confusion.