Voici un extrait ci-dessous de La fabrique des imposteurs, de Roland Gori, p. 279 – 284.
Mon commentaire
Dans l’univers de mes patients revient souvent la tendance qu’ont les enfants et les adolescent.es à se replier sur des activités appauvrissantes, inquiétantes ou dangereuses :
– chez les filles : maquillage vulgaire, pauses lascives suggérant une sexualité débridée chez des fillettes de 10 ans, chant stéréotypé avec accent anglais « vu à la télé » ;
– chez les garçons : jeux vidéos ultra-violents avec scènes de meurtre, de torture, ou à caractère sexuel dégradant l’image de la femme.
Ces activités sont de l’ordre du game : compétition, solitude, stress.
Notre responsabilité de parent nous demande de limiter ces activités, d’en rappeler le caractère dangereux, d’en expliquer les conséquences nocives, même et surtout au risque de passer pour un réactionnaire parce que les parents du meilleur ami de mon fils ont baissé les bras et lui laissent tout faire.
Et au delà des interdictions, proposer des activités « de leur âge », qui sont plutôt de l’ordre du playing :
– créativité à la maison (pâtisserie, peinture, modelage, instrument de musique…) ;
– et en extérieur : jardinage, accrobranche, randonnées à pied ou à cheval, en forêt, en montagne, dans des territoires éventuellement un peu inquiétants ou dangereux, dont on aura calculé le risque au préalable.
L’adolescent est en pleine pensée magique, et il est en demande d’univers fantastique, qui peuvent être fournis dans la réalité : forêts, grottes & gouffres, menhir & dolmen, arbres et autres sites remarquables.
La lecture à haute voix, en famille, des grands classiques mythologiques (Ulysse et « L’Iliade et l’Odyssée », Arthur et « Les chevaliers de la table ronde », « Les contes des milles et une nuits », etc.) et les dessins animés visionnés tous ensemble (par exemple : « Frère des ours », « 1001 pattes », « Némo », « Rebelle », etc.) sont une alternative domestique. Prévoir un temps d’écoute et d’échange pour permettre l’assimilation et l’expression des émotions.
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Comme Hannah Arendt l’a montré, la vie humaine aujourd’hui n’a plus que le travail pour s’exprimer ou le loisir pour s’occuper : « Le gouvernement au sens ancien a, à bien des égards, cédé la place à l’administration, et l’accroissement constant du loisir pour les masses est un fait dans les pays industrialisés 1.» L’artiste qui constitue, comme on l’a vu, le lieu social et politique d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde ne saurait, sauf à se désavouer, se réduire à un travailleur de la production culturelle. Il a au contraire pour fonction sociale et politique d’être le garant d’une pensée artiste, d’une forme épique de la vérité, quel que soit son art, potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom. Tel fut le défi relevé par Jacotot. Œuvre ou travail ? Passion primitive de l’inégalité ou reconnaissance du semblable? Tels sont les enjeux de notre futur pour que l’humanité puisse exister.
Pour répondre à une telle question il faut rappeler que pour le psychanalyste l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit. J’entends ici le jeu comme espace potentiel dans lequel Winnicott 2 localise l’expérience culturelle en tant que lieu où nous vivons vraiment, zone intermédiaire entre la réalité objective et la réalité subjective. Cet espace potentiel permet au sujet de se construire dans une pause des contraintes tant extérieures, qu’il doit sans cesse respecter pour ne pas devenir fou, que subjectives, en provenance des exigences pulsionnelles sans lesquelles il se couperait de son expérience corporelle. L’espace potentiel est le lieu où le sujet n’est pas contraint de choisir entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées, et le chaos des excitations de désir, informes, morcelées et morcelantes. Cet espace de l’illusion vraie, espace du jeu – playing – constitue le prototype de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée. Le jeu, le rêve ou la poésie en train de se faire, de s’inventer, constitue, comme nous l’avons vu, une thérapie en soi, grâce à laquelle nous entrons en relation avec le monde sans devoir nous couper de notre intimité corporelle et des fantasmes qui lui sont associés. C’est le lieu où à notre insu nous ne cessons de pratiquer des catachrèses, des transformations des formes imposées du monde pour les inventer, nous les approprier subjectivement, les affecter de cette touche personnelle dont sont dépourvues les productions factices et les adaptations automatiques conformes.
Si le monde environnant ne permet pas cette transformation qu’autorise l’illusion du rêve, de l’amour, de l’art et de la culture, alors le sujet lâche le playing au profit du game. Le game est un jeu organisé dans les règles formelles et précises, qui nécessite davantage des stratégies cognitives et des satisfactions haineuses que le playing. De la même manière qu’il faut à l’enfant un « environnement suffisamment bon », « une mère suffisamment bonne » qui tolère qu’en partie son monde soit celui des « doudous » et autres objets « transitionnels », le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes ». Ce qui ne veut pas dire bien entendu des sociétés dépourvues de cruautés, d’exigences, de contraintes et de violences de toutes sortes, mais simplement des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys et dont Winnicott 3 a remarquablement décrit les symptômes et les processus : « L’expression « défense maniaque » se propose de couvrir la capacité dont dispose une personne pour dénier l’angoisse dépressive inhérente au développement affectif, angoisse qui appartient à la capacité de ressentir la culpabilité, de reconnaître sa responsabilité pour les expériences instinctuelles, et pour l’agressivité dans le fantasme qui accompagne les expériences instinctuelles. » C’est, nous dit encore Winnicott, un mécanisme couramment utilisé pour ne s’intéresser qu’au bruit, à la lumière et à la fureur du monde extérieur, une fuite en avant frénétique dans des sentiments immédiats et superficiels consistant à dénier la réalité intérieure, le travail de deuil autour duquel le psychisme se fonde. Prosaïquement parlant, un tel mécanisme psychologique et social consiste à vivre au balcon pour ne pas voir ce qui se passe à l’intérieur.
Le game n’est pas la même chose que le playing, il est jeu mais jeu réglé, presque programmé par toutes sortes de contraintes et de stratégies dans lesquelles le sujet se débat pour en tirer le meilleur parti, s’affaire, parfois avec génie, pour réussir ses performances. Le game est l’introduction du monde de la guerre ou du champ de course dans l’espace du jeu, par l’exigence de compétition et de dépassement des performances. Il est plus proche d’un exercice virtuel que de l’expérience créatrice de l’art. Il devient le modèle de ces jeux de l’économie expérimentale qui organise l’art du gouvernement politique d’aujourd’hui, il appartient pleinement, dans sa nature et sa fonction, au domaine de la lutte, lutte contre soi, lutte contre l’autre, voire contre le hasard.
Ce qui ne veut pas dire bien évidemment que le game est à proscrire, puisque les deux formes du jeu se révèlent indispensables pour enrichir notre expérience du monde. Mais le game est également un jeu intéressé par ses résultats et peut-être est-ce ce qui explique en partie la place privilégiée qu’il occupe dans le monde contemporain.
Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire 4. Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant des valeurs psychiques du rêve. Mais à aucun moment, l’investissement paradoxal de ce qui est réalisé au cours du jeu ne doit être résolu, puisque c’est « pour rire et non pas pour de vrai ». Il ne faut surtout pas résoudre ce paradoxe dans lequel réalité et rêve sont en un temps confondus, sinon le jeu s’arrête, on tombe dans le monde pur du rêve ou dans celui de la réalité. C’est parfois ce qui se produit lorsqu’au cours du jeu les excitations sexuelles et agressives deviennent telles que le jeu s’arrête. Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. Le game permet également l’exploration du monde, il peut se rapprocher du playing, mais il demeure, comme le dit Winnicott « avec ce qu’il comporte d’organisé, comme une tentative de tenir à distance l’aspect effrayant du jeu [playing] 2 ».
Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide, dont nous avons vu jusqu’où il pouvait aller, comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait. Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique de l’homme ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels comme cela l’a été ces dernières années.
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1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 32.
2. Donald W. Winnicott, Jeu et Réalité. L’espace potentiel (1971), Paris, Gallimard, 1975.
3. Donald W. Winnicott, « La Défense maniaque » (1935), in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 15-32.
4. Cf. Roland Gori, Le Corps et le signe dans l’acte de parole, Paris, Dunod, 1978.